Préambule à une synthèse sonore symbiotique
Maxence Mercier
Université Côte d’Azur, CTEL, XR2C2 France
Abstract
Dans le prolongement des œuvres de compositeurs ayant remis en question les modèles naturels d’émission et de perception sonore, j’exprime dans cette communication les arguments d’une méthode de synthèse sonore symbiotique permettant de concevoir des interactions sensorielles avec des espaces sonores du monde sauvage, inaccessibles à l’homme.
Keywords
Synesthésie, symbiose, paysage sonore, bruit anthropique, symboles, sensibilité, espaces inouïs, espaces inaccessibles, espaces inconnus, synthèse, musique, composition, art, bioacoustique, éthoacoustique, abysses, Umwelt, bio-mimétisme.
Introduction
Le rapport entre la musique et la nature est un sujet relativement peu abordé dans les écrits sur la musique de la seconde moitié du XXe siècle. Cependant, la question est riche et certains compositeurs majeurs l’ont clairement revendiquée. Iannis Xenakis modélisait des phénomènes naturels massifs. Olivier Messiaen a renouvelé son écriture avec sa passion pour l’ornithologie. Karlheinz Stockhausen se projetait dans les étoiles pour justifier un pointillisme sériel. De nombreux autres compositeurs ont travaillé de manière singulière sur des thématiques inspirées de la nature : György Ligeti, Gérard Grisey, Tristan Murail, Peter Eötvös, Tōru Takemitsu, Maurice Ohana, Steve Reich.
Dans le prolongement des travaux de François-Bernard Mâche et Jean-Claude Risset qui ont chacun à leur manière questionné les modèles naturels d’émission et de perception sonores, j’entreprends un travail de synthèse sonore symbiotique. Cette pensée vise à prolonger et dépasser le stade du mimétisme en élargissant les brèches épistémologiques que ces compositeurs ont contribué à ouvrir. Il s’agit de concevoir la mythification de nouvelles harmonies, préambule à une pensée musicale symbiotique.
Synthèse sonore symbiotique
Il est désormais possible d’appréhender la structure du langage de quelques espèces animales. La bioacoustique couplée à l’éthologie offre des procédés d’apprentissage et d’analyse par intelligence artificielle capable de relever dans le bruissement des sons la structure de messages qui étaient jusqu’à présent insoupçonnables ou inaccessibles. L’avancée technologique des dix dernières années rend possible l’analyse de corpus sonores massifs, collectés sur des décennies dans les environnements naturels. Les intelligences artificielles ont la capacité d’apprendre à partir de matériaux inconnus ce qui relève de l’ordre de la structure de messages cachés, insaisissables au premier abord, mais pourtant bien réels. [1]
Par une approche esthétique, j’entends à mon tour rendre perceptible, pour l’acuité humaine, des modalités d’expression organique du vivant, issues de ces recherches. En révélant la structure codée de ces messages, j’invite le public à prendre conscience d’équilibres écologiques cachés dans les bruissements du monde. Les expressions de chaque espèce s’insèrent dans la biosphère que nous partageons ensemble. Mais notre emprise sur le vivant, à de multiples échelles, est aveugle. Je partage les convictions du philosophe australien Glenn Albrecht qui, suite à son concept de solastalgie, appelle à l’avènement d’une ère symbiocène nécessaire pour préserver les équilibres et maintenir des modes d’existence vertueux. [2]
Un artiste témoigne de son existence et de son temps, quel que soit le niveau d’abstraction de son mode d’expression, langage, indépendance vis-à-vis des formes, références et culture.
Les oiseaux comme les paysages ont inspiré les musiciens sur des millénaires. Les modèles biologiques n’ont cessé d’inspirer l’homme pour élaborer et améliorer ses propres techniques. Les modes de communication de tout le vivant sont une source d’inspiration pour l’humanité en devenir.
Pour ma part, il m’est indispensable de sensibiliser, d’inspirer, de promouvoir une pratique et une esthétique qui puisse se situer à l’interface de ces différentes dimensions auxquelles mon travail m’a mené. Il s’agit de relier par analogie les différents modes d’existence du vivant en interprétant leur articulation vers un idéal symbiotique, utopique, mais nécessaire.
Dans son ouvrage Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? Bernard Stiegler écrit : [3]
« Qu’un renouveau de la vie noétique soit possible ne signifie pas qu’il est probable : le possible est souvent si improbable qu’il se présente avant tout comme l’impossible. Cet impossible peut et doit se réaliser comme rêve de l’improbable. »
L’application en musique des modèles inspirés du vivant n’est pas réductible aux matériaux traduits pour la perception humaine. La sonification, la synthèse et les représentations visuelles permettent également d’inspirer de nouveaux modes d’organisation et de stratégies formelles.
Le public, quant à lui, est alors le témoin de la faculté d’abstraction de la musique pour générer des expériences sensibles capables de le transporter à travers des espaces singuliers. L’organisation artificielle des sons est plus que jamais un moyen universel de communier au-delà des langues et des cultures.
Gérard Grisey s’était passionné pour les pulsations des étoiles à neutrons, dans la note d’intention pour Le noir de l’étoile il écrivait : [4]
Lorsque la musique parvient à conjurer le temps, elle se trouve investie d’un véritable pouvoir chamanique : celui de nous relier aux forces qui nous entourent. Dans les civilisations passées, les rites lunaires ou solaires avaient une fonction de conjuration. Grâce à eux, les saisons pouvaient revenir et le soleil se lever chaque jour. Qu’en est-il de nos pulsars ?
De l’infiniment grand à l’infiniment petit, je suis convaincu de ce “pouvoir chamanique” du son. Lorsque le public est confronté à la perception d’un espace inouï, qui les sort d’un environnement urbain généralement oppressant et agressif, nombreux sont ceux qui relatent une concorde avec l’environnement traversé. Postuler une ère du symbiocène, comme le souhaite le philosophe Glenn Albrecht, implique de développer urgemment une culture de la symbiose. Le pouvoir évocateur du son est un puissant levier perceptif à mettre en œuvre dans cette direction.
Art et Science
Avec Le Grand Orchestre, le bioacousticien, Bernie Krause a sensibilisé le public de manière ludique et esthétique aux espaces sonores naturels. [5] Il a montré la répartition sonore sur le plan fréquentiel et temporel où chaque espèce partage un même espace dans un paysage pourtant diversifié. La variété de ces signaux et leurs structures temporelles sont encore majoritairement inconnues. La chute brutale de la biodiversité entraine une disparition irréversible de nombreuses espèces. Elle nous prive de l’étude de modes de communication singuliers pourtant établis sur des milliers d’années. Depuis l’apparition des magnétophones, les innombrables collections de sons ne couvrent qu’une infime partie des espèces connues. Il y a urgence à protéger, collecter et analyser pour documenter et sensibiliser au respect du vivant.
La sensibilisation à ces matériaux et structures est un enjeu civilisationnel pour percevoir les singularités du vivant et préserver nos conditions d’existence.
Ces défis sollicitent chez les artistes leur capacité à convoquer et fusionner les sensibilités et compétences de nombreux domaines d’activité, bien au-delà de leurs quêtes esthétiques. Dans son discours de réception pour la médaille d’or du CNRS, Jean Claude Risset invitait à considérer : [6]
De la confrontation entre l’exigence, la capacité créatrice, la puissance analytique et technique peut naître des possibilités neuves et riches. Il est important de faire cohabiter et interagir dans certains lieux une logique artistique, une logique scientifique et une logique technologique.
Biosphère & entropie
L’esprit humain depuis l’ère industrielle a soigneusement soustrait à la science sa sensibilité à l’écologie, lui permettant de se déconnecter des conséquences entropiques de son action sur le globe. Les êtres vivants de la nouvelle ère symbiotique, humains et non humains, ont plus que jamais besoin de s’entraider pour survivre ensemble.
La complexité de la biosphère est la plus riche des dimensions qui constitue le modèle géochimique de la planète Terre. Elle est composée d’une diversité d’espèces incommensurable et c’est ce qui distingue la terre des autres objets connus de l’univers. Dès les années 70, James Lovelock propose de la renommer « symbiosphère » pour souligner l’interdépendance entre les espèces et le tout qu’elles constituent. [7]
Les lois de l’entropie peuvent être élargies aux champs symboliques des cultures humaines et non humaines. Il n’y a pas de compensation efficace à la destruction. Le concept de résilience politique est une impasse. Ce qui disparaît est remplacé par autre chose et ne se reconstitue pas.
La récente prise de conscience des changements climatiques ne doit pas occulter la question de la protection de la biodiversité qui inclut la diversité culturelle humaine et animale. À chaque fois que ces diversités sont attaquées, l’homme s’inflige une forme d’auto-agression.
La culpabilité symbolique qui résulte d’une prise de conscience récente est inopérante sur une destruction actée. C’est pourquoi les seuils empathiques doivent être relevés.
Sans même le savoir, l’humanité industrialisée détériore massivement les dimensions culturelles du vivant. Des espèces héritières de cultures millénaires ou d’évolutions génétiques singulières sont détruites à tout jamais. Pour le règne végétal, l’héritage génétique enrichi, développé et croisé depuis des centaines de millions d’années a été perturbé en quelques décennies seulement par la disparition croissante d’espaces naturels. L’usage incontrôlé des industries chimiques, l’artificialisation des sols sont les causes d’un inconfort généralisé pour les décennies à venir. Les ressources génétiques et culturelles des espèces disparues sont à jamais perdues. Nous ne les retrouverons que sous forme de traces. La seule matière organique capable de s’adapter à un environnement donné est un organisme vivant. Il est donc primordial de faire en sorte qu’elle ne disparaisse pas, pour que l’humanité ne se retrouve pas dans un environnement totalement inconnu à très court terme.
Avant que l’entropie dépasse les seuils critiques entrainant le système biosphérique dans des régimes chaotiques incalculables, il est urgent de tenter de sauvegarder dans leur environnement d’origine, les patrimoines vivants : génétique et culturel humain et non humain.
Transmission culturelle épigénétique
La culture peut se définir comme l’existence de variations comportementales qui persisteraient dans le temps et qui ne seraient imputables ni à des variations génétiques ni à des variations environnementales. Selon les anthropologues, la culture serait une spécificité humaine, trouvant son origine dans le savoir, l’écriture, le langage. Mais pour Frans de Waal, spécialiste des primates, la dichotomie entre culture et nature n’existe pas, car l’on observe que des savoirs, des techniques nouvelles, des préférences, des habitudes se transmettent de façon non génétique. [8] La survie des animaux sauvages dépend en partie de ce qu’ils apprennent des autres. La transmission d’un savoir accumulé est aussi importante pour eux que pour nous. Ils sont dépendants de cette culture transmise.
La culture est donc vitale et si elle ne s’inscrit pas dans le code génétique, elle participe à en exprimer les caractères.
Maintenant que le réchauffement climatique est majoritairement admis, le besoin de symbiose permet de réquisitionner efficacement la sensibilité humaine aux questions de l’environnement.
L’immense disparité entre les espèces vivantes fait la richesse de la biodiversité. Toutes les espèces vivantes héritent d’une évolution propre et potentiellement d’un savoir culturel unique. Certains scientifiques vont jusqu’à prendre le parti de conférer au végétal les mêmes attributs communicationnels qu’au monde animal. [9] Dans la sphère artistique, portée par un propos sensible, cette liberté n’a alors plus rien d’outrancière.
Pour protéger une espèce, il est reconnu de devoir tenir compte de référentiels fondamentaux de connaissances transmises au sein d’une espèce pour conduire des stratégies efficaces de protection. Toutes les diversités culturelles sont à défendre, dès lors que l’équilibre des milieux tolère leurs différences dans le respect de la vie. Elles constituent des héritages qui révèlent la diversité du vivant autant que le génome des espèces.
Symbiocène et cortex auditif
La musique et le son forment un espace communicationnel fondamental, à tel point que chez l’homme, il précède tout sens de communication depuis la vie intra-utérine alors que la communication visuelle est secondaire aux premiers instants de la vie. Les capacités sensorielles et émotionnelles de l’homme en réaction aux dimensions sonores et musicales sont en avance sur le langage et la communication visuels.
Notre cortex auditif est une porte de communication avec tous les êtres communicants. Si l’homme ne peut comprendre le sens, la formulation, l’expression des espèces non humaines, il en discerne néanmoins une teneur émotionnelle. L’homme est capable de discerner l’émotion au sein d’un langage sans même le comprendre. La vitesse, les intonations, l’alerte, l’affect, la douceur, l’urgence sont codés sur des registres communs. La musique est un puissant facteur d’évocation extra-culturelle, elle sollicite des processus cognitifs, moteurs, et émotionnels activés par un vaste réseau neuronal doté de nombreuses fonctions communes avec les espèces non humaines communicantes.
Nous partageons avec les autres espèces animales, la perception des composantes de la musique. Cela concerne les rythmes, la hauteur des notes, les combinaisons simultanées de notes donnant des accords, le timbre et enfin la forme. Cette dernière induit des capacités de mémoires à court, moyen et long terme ainsi que la faculté de prédictions propres à nos sentiments de tension et de résolution musicales.
Les sciences de la perception sonore forment une voie de compréhension inter-espèces. Si elles ne se destinent pas à comprendre le langage, elles en perçoivent les préceptes, articulations, accumulations et intensité. Le cortex auditif humain primitif s’est forgé sur le même modèle que de nombreux autres mammifères. Plus tard avec l’évolution, les modalités de réception et d’émission se sont ensuite diversifiées pour optimiser la communication entre congénères d’une même espèce et développer des fonctions auditives propres. Le développement évolutif du cortex auditif de l’homme est aujourd’hui très différent de celui des autres espèces. C’est ce qui lui confère une organisation neuronale et des capacités analytiques exceptionnelles, qui ont contribué à ses aptitudes culturelles pour la musique et les langages articulés. Cependant, cette différence n’exclut pas que nous puissions partager des mécanismes de perception issus d’un cortex auditif primitif, commun avec les autres membres du monde animal. Leurs cerveaux sont structurés différemment, mais nous partageons toujours quelques logiques de leur mode de perception qu’il est possible de transposer et d’adapter à notre propre faculté.
Techniques
Les aptitudes de l’homme à fabriquer des objets ont diversifié ses capacités de production et de perception sonores. Le raffinement de la musique s’est distancié des cris primitifs, mais l’homme n’est pas le seul dans le règne animal à maitriser et tirer parti des propriétés acoustiques.
Pour Bernard Stiegler, les non-humains ont une mémoire primaire, à savoir l’information génétique exprimée dans le code ADN, et une mémoire secondaire, acquise par un système nerveux complexe. Les humains ont aussi une mémoire exosomatique ou tertiaire, rendue possible par des prothèses, autrement dit « techniques », que sont l’écriture, l’art, les vêtements, les outils ou bien encore les machines.
Il disait en 2008 :
Il n’y a jamais rien qui précède le reste : c’est cela que j’appelle l’organologie générale (…) il faut toujours investir le côté intéressant de la catastrophe. (…) que l’on soit artiste ou intellectuel, on a une responsabilité : celle de faire que le monde tel qu’il est, tire parti de cette nouveauté. [10]
Mes travaux en art/science m’ont mené à interpréter la perception supposée de quelques espèces animales. J’ai travaillé particulièrement sur les chauves-souris et les grands mammifères marins utilisant l’écholocation dans des espaces sonores inaccessibles à l’homme. La technologie permet de capter leurs signaux, mais il faut les manipuler sur les plans fréquentiels et temporels pour les entendre.
Dans certains cas où les données ne sont pas exploitables dans le domaine sonore, la mise en œuvre de techniques de sonifications permet de synthétiser la perception des comportements supposés des individus écoutés. Ces techniques invitent à produire des hypothèses éthoacoustiques, mais également à offrir de nouvelles connaissances par l’interprétation. La fusion des deux pôles est une conversion aux capacités de perception et d’interprétation de l’homme. Elle vise à comprendre comment l’animal perçoit son environnement sur les dimensions sensorielles, sociales et culturelles.
Mon engagement dans ce domaine a pour objectif de conduire à des relations d’intérêts à la fois pour l’artiste et le scientifique. Cela concourt à stimuler l’imagination des protagonistes de deux disciplines distinctes. C’est par ces expériences que l’expression de ma sensibilité écologique a pris forme. L’engagement réciproque du scientifique et de l’artiste converge sur la notion d’écologie, aiguisée par l’urgence de comprendre les systèmes et tenter de contribuer à leur sauvegarde alors même qu’ils disparaissent.
Les paysages sonores enfouis dans les abysses, les modes de communication, les organisations sociales, les communautés culturelles du monde sauvage m’inspirent et m’animent dans un sentiment de communion. Pour citer quelques exemples, les stratégies d’alliance sous-marine des cachalots, récemment découvertes lors de la mission Sphyrna à laquelle j’ai collaboré, sont une source d’inspiration pour appréhender la composition d’espaces sonores inouïs, mais plausibles. Le ballet des échos sonores dans l’eau compose des images composites par jeux de réflexions, de décalages et concordances d’échos. Les modèles de dispersion, propagation, diffusion et radiation du son dans des espaces sonores sont aussi diversifiés que les types de réverbérations utilisés par l’homme pour accompagner la voix et la musique depuis l’origine de ses rituels culturels. Les espaces sonores cachés ne se limitent pas aux profondeurs sous-marines. Ainsi l’écoute des échos des chauves-souris, révèle des cathédrales sonores fascinantes. Il suffit pour cela de ralentir un de leurs chips pour ressentir avec le son les espaces qu’elles parcourent à travers les sous-bois ou entre les façades des édifices. Toutes ces scènes deviennent alors acoustiquement palpables.
Cognition musicale
Nos cerveaux sont adaptés pour capter ces informations à très haute fréquence, bien plus rapidement que l’articulation d’un langage. De la même manière qu’avec la parole le ton d’un propos peut nous faire sursauter bien plus vite que son contenu. L’intention dans la voix peut être bien plus parlante. C’est pourquoi la musique et son cortège d’expressions sonores sont plus aptes que tout autre sens à communiquer l’immédiateté d’une sensation malgré tous les biais d’interprétation possibles.
Si nous sommes dans l’incapacité de pouvoir échanger de manière bilatérale avec ces individus communicants, mais non humains, nous sommes tout à fait aptes à tenter de comprendre leur communication et d’y être sensibles.
La musique peut contribuer à sensibiliser à l’urgence de protéger la singularité du vivant. Elle est un vecteur communicationnel probable. Nos prothèses technologiques nous permettent d’accéder aux niches acoustiques d’environnements sonores inconnus. Les musiciens les plus expressifs ont la capacité de saisir les modulations et caractéristiques de ces territoires sonores, propres à caractériser des émotions non révélées à ce jour.
C’est en menant une politique sensible aux multiples dimensions du vivant de façon enthousiasmante que celle-ci enthousiasmera la société. Au même titre, la musique profitera de ses qualités propres pour amener les publics à apprécier repositionner l’homme en tant qu’être de la nature.
Expérience sensible
La musique prend naissance dans le sensible auditif. Modèles naturels et culturels, scènes, scénarios, archétypes universaux aident à façonner musicalement la rencontre du physique et du sensible. Elle enrôle le flux temporel comme une force pour servir ses fins, captiver l’auditeur, l’absorber dans une recréation des relations musicales lui donnant l’impression de maîtriser le temps qui l’emporte. Le temps ne s’écoule plus comme un liquide qui se répand, l’auditeur le retrouve en revivant la composition, en restaurant le temps de la musique.
La synthèse sonore symbiotique est faite d’interrelations bravant les limites de la perception humaine. Elle peut agir sur les signaux du vivant comme de la physique. Elle vise à transcrire les registres fréquentiels et temporels inaccessibles à l’homme et ainsi révéler ce dont il n’a pas conscience.
Une présentation purement pragmatique de la science est inopérante pour convoquer l’attention des publics, là où les approches et arrangements symboliques sont un moyen de séduction pour élargir les sensibilités à une philosophie naturaliste. Une écosophie est nécessaire pour devancer les problématiques de changement de comportements violemment infligées par les enjeux climatiques. [11] L’art est un vecteur efficace pour appréhender intelligemment les transformations induites par les multiples chocs civilisationnels en cours. La perspective naturaliste conduit à accorder la philosophie aux données des sciences naturelles. Le naturalisme philosophique n’a pas de caractère prescriptif : il ne prétend pas dire ce qui doit être ou ce qui doit se faire, il est une contingence relative au vitalisme sous-jacent d’une pensée de la symbiose.
La sensibilité symbiotique vise à percevoir et comprendre la complexité des interactions du vivant. Elle repose sur une interprétation sensible de la cohérence scientifique et théorique mettant en perspective une ère symbiocène où les activités anthropiques ne détruisent plus les écosystèmes, mais les régénèrent, tout en veillant à la distribution harmonieuse des ressources.
Sur scène aussi bien que dans les environnements virtuels, le son est essentiel pour créer des narrations crédibles et immersives. Il contribue à l’expérience sensorielle et physique du spectateur. Le son enveloppe nos corps, comme lorsque nous les immergeons dans l’espace physique de l’eau. Il est le seul médium capable de transmettre une sensation physique puissante. La perception du son n’atteint pas seulement les oreilles, elle traverse aussi le corps par la conduction osseuse mettant tous nos organes en vibration.
Dans tous les rites païens, religieux et profanes de l’humanité, le son nous relie d’une manière ou d’une autre à l’espace physique, biologique et social en interaction naturelle avec les environnements. La puissance des basses fréquences est physique, elle influence nos émotions et le rythme de nos battements de cœur, elle se propage en profondeur à nos organes jusqu’à exciter nos récepteurs nerveux les plus enfouis. Tout cela, par le simple fait de la vibration d’une onde acoustique mettant en mouvement tout ce qu’elle traverse. La synthèse sonore symbiotique est la grammaire d’une écosophie musicale propre à accompagner une métamorphose de notre perception écologique du monde.
Muse
Le projet MUSE est une initiative informelle contractée de manière tacite avec Hervé Glotin, bioacousticien, professeur à l’université de Toulon Sud Var. [12] Ses recherches interdisciplinaires sont axées sur l’étude de la mer et le traitement du signal. Depuis 2014, nous collaborons dès que les conditions sont favorables à la création de nouvelles pièces sonores et à la diffusion des connaissances associées.
MUSE est l’acronyme de « Multimodal Scenes for bioacoustic Evidences », Ce projet est une muse au sens propre, pour l’inspiration que peut offrir l’art au bioacousticien qui est souvent à la recherche de représentations de formes dans ces signaux aux logiques parfois inconnues. Le projet s’articule comme un programme composé de plusieurs pièces. Son unité repose sur l’information véhiculée par les modes de productions acoustiques de différentes espèces vivantes. L’originalité de la bioacoustique est de pouvoir écouter l’environnement biologique avec un minimum d’impact écologique. Des stations autonomes équipées de microphone permettent de capturer des informations sur de très longues plages de temps. Les informations récupérées par les bioacousticiens sont pour la plupart analysées par ordinateur et algorithmes spécialisés. Ce sont les résultats issus de ces analyses que j’exploite à la fois pour rendre visibles et audibles des espaces et des dimensions encore inconnus, indiscernables ou intraduisibles par des symboles usuels.
Exemple des abysses méditerranéennes
Mes derniers travaux en art/science pour l’interprétation de données bioacoustiques m’ont fait plonger dans l’environnement des abysses. [13] [14] Bien qu’issus de milieux de vie totalement différents, nous partageons avec nos cousins du monde aquatique des structures et schémas informationnels qui peuvent être transposés de manière sensible dans la composition de pièces musicales.
L’espace sonore sous-marin est opaque pour l’homme qui ne connaît pas les dimensions acoustiques et les enjeux communicationnels qui s’y jouent. Cet espace est une ressource essentielle à la communication des espèces marines. Lorsque son équilibre est perturbé, c’est toute la chaîne trophique qui en subit les conséquences.
Pour une relation physique et sensuelle avec l’univers subaquatique, la musique est là, comme une prothèse chimérique, un lien de jonction entre deux mondes sonores antagonistes, celui de l’air et celui de l’eau. La perception humaine n’est pas adaptée à l’écoute des sons sous l’eau. Il nous faut des prothèses, les hydrophones et des techniques de transposition pour comprimer les espaces temps et les espaces fréquentiels qui peuplent les profondeurs sous-marines. Par jeux de transposition et d’anamorphose, la musique crée un analogon pour convertir un monde sonore inouï et inaccessible à nos capacités d’écoute. L’interprétation est à même d’approcher les sensations et perceptions supposées d’un cachalot, d’un globicéphale, d’un dauphin et même de certains poissons et autres crustacés. Nous avons les moyens de reproduire ce que nous imaginons de leurs perceptions fabuleuses. Elles leur permettent d’appréhender les multiples dimensions de l’espace aquatique avec la faculté de communiquer et de percevoir l’environnement dans une obscurité visuelle totale.
L’univers sous-marin est un environnement fragile et le moindre sillage d’un bateau un peu trop bruyant peut se répercuter sur des kilomètres jusqu’aux profondeurs abyssales. Derrière le miroir de la surface, presque aucune énergie n’est transmise à l’air. Dans l’eau, le son va plus vite, plus loin, et les espace-temps semblent s’étirer au gré des distances, sur des ordres de grandeur gigantesques pour l’homme. Il se propage plus de quatre fois plus vite que dans l’air si bien que certaines espèces peuvent communiquer sur plusieurs centaines de kilomètres. Ces espaces sonores inouïs sont désormais à notre portée. La qualité des enregistrements à haute fréquence d’échantillonnage aujourd’hui disponibles permet de modifier les dimensions temporelles et fréquentielles des prises de son sous-marines afin de les transposer à la physiologie humaine.
L’ouïe est le sens le plus développé de l’homme. Depuis la nuit des temps, elle veille à notre sécurité sans discontinuité. Lorsque le cerveau ne peut pas percevoir au travers de la vision, son environnement est tout de même capté par une écoute permanente. C’est également le sens le plus puissant et précis pour reproduire la présence et le déplacement de masses et d’individus dans un espace où l’importance du son est subjuguée.
Les sons que le cerveau n’interprète pas comme un langage stimulent des représentations émotionnelles abstraites que certains appellent musiques, environnements sonores ou bruits. Les différents sons biologiques des espèces marines sont les signes d’une communication articulée et d’une vision acoustique de l’espace sous-marin. En manipulant l’espace-temps des enregistrements, à la manière du slow-motion ou du timelapse, nous découvrons de merveilleuses propriétés sonores insoupçonnées. Ainsi l’accélération des infrasons inaudibles du rorqual nous parvient, transposée à hauteur humaine, comme de longues mélopées. À l’opposé, le ralentissement des rafales cliquetantes des globicéphales, cachalots et autres cétacés à dents scintille d’une multitude de pulsations et d’éclairs sonores qui illuminent l’espace environnant dans ses moindres détails.
La musique est l’interprète entre deux mondes opposés. Couplée à des techniques de spatialisation sonore immersive, elle décuple le sentiment d’immersion du public. Les traitements électroniques magnifient l’hybridation de la matière sonore avec la musique. Plus qu’un simple rôle d’interprète du monde sous-marin, la musique est un lien communicatif et relationnel, capable d’alterner entre la puissance des tempêtes et la quiétude apaisée de sensations sonores aux effleurements tactiles. Elle est reine pour nous transporter en un instant, d’un état émotionnel à un autre, de la violence à la douceur, bercés par les flots sonores.
La spatialisation sonore contribue également aux sensations d’immersion, en jouant sur la perception d’apesanteur, détachée des contraintes terrestres. Le mixage du son tridimensionnel offre toutes les sensations de déplacement, en virevoltant librement dans l’immensité de l’eau.
Méthodes de transformation esthétiques des matériaux bioacoustique
À partir de sources sonores, les bioacousticiens sont capables de détecter la présence d’espèces, comptabiliser des individus, déterminé leurs positions dans l’espace, estimer la qualité de leurs environnements etc… Le schéma de la figure 1 exprime les différentes dimensions de valorisation esthétique de la bioacoustique. La nature de ces sources sonores couvre une plage fréquentielle très étendue. Ainsi, tous les sons ne sont pas audibles pour une oreille humaine. C’est pourquoi la bioacoustique computationnelle est précieuse, car elle peut étudier le son inaudible et inaccessible. Les techniques de captation, d’analyse et de restitution sonore permettent dans une certaine proportion de transposer les sons inaudibles dans un espace d’informations accessibles à l’homme.

Figure 1 Valorisation perceptive et esthétique des données bioacoustiques
Les sons imperceptibles concernent les sources sonores émises au-delà de la sensibilité de l’audition humaine. Les limites sont déterminées par la conjugaison d’un ensemble de paramètres physiologiques, l’espace des fréquences, l’intensité du signal, le seuil de sensibilité temporelle. Il peut s’agir des basses fréquences des baleines ou des hautes fréquences des chauves-souris et insectes. Les données symboliques sont issues d’analyses bioacoustiques computationnelles. Cela peut concerner la segmentation de vocalises de chants d’oiseaux comme de chants de baleines ou l’évolution des motifs rythmiques d’insectes mesurés au cours d’une saison.
Les espaces de représentation hypothétique consistent à interpréter ce qui ne peut être bonifié ou visualisé à partir des données identifiées par l’analyse computationnelle. Nous sommes alors dans un domaine où l’intuition des disciplines artistiques et scientifiques convergent pour émettre des hypothèses. Les bioacousticiens ont besoin de représentations comme moyens de réflexion et de communication. Les résultats qu’ils produisent sont souvent exprimables sous forme de statistiques. Du côté de l’expression artistique, les espaces sonores inouïs, extraits de leurs travaux sont une source d’inspiration fascinante et inédite. Cependant la rudesse des matériaux bruts exige des techniques très spécifiques pour extraire de la masse d’informations des propriétés dignes d’intérêt.
Ainsi, l’espace audible peut être nettoyé, on peut changer la vitesse de lecture et la hauteur du son, on peut analyser une scène spatiale et contextualiser ses propriétés à des dimensions appréhendables pour l’homme.
L’espace imperceptible exige de transformer ses dimensions fréquentielles et temporelles. Mais les données à extraire sont difficilement transposables pour l’audition humaine, un recours à des techniques d’interprétation est indispensable pour produire une représentation.
La sonification permet alors d’extraire d’une scène sonore des informations cachées sous le bruit, dans des registres de fréquences non audibles pour l’homme ou bien encore des échelles de temps soit trop courtes, soit trop longues pour y percevoir des informations à notre échelle physiologique. C’est une technique de réinterprétation. Dans le cas de l’observation du cachalot, chaque écho des clics émis par l’animal lui renvoie les informations sur son environnement et lui permet de chasser ses proies dans une obscurité totale. L’analyse en laboratoire des séquences de clics du cachalot nous informe d’une multitude de données sur sa taille, son comportement et son déplacement dans l’espace. Ces paramètres sont alors mis en son par des procédés de synthèse sonore pour percevoir finement leurs fluctuations. La sonification nous autorise également à imaginer ce que pourrait percevoir l’animal en plongée.

Figure 2 : outil de sonification du cachalot permettant de synthétiser des données symboliques.
Dans de nombreux cas, les signaux bruts réceptionnés sur les hydrophones nous parviennent dans une qualité d’écoute non satisfaisante pour l’oreille humaine. Les algorithmes d’intelligence artificielle développés pour la bioacoustique sont capables de s’affranchir des contraintes de bruits présents dans les flux audio. Les systèmes apprennent à discriminer les composantes informationnelles d’un signal et à les retranscrire sous formes numériques et symboliques. C’est sur ces résultats que le travail de sonification va s’appuyer. Le travail artistique consiste ensuite à interpréter des mondes sonores en assurant la translation de l’information d’un univers à un autre.
Sauvegarde
De manière généralisée, le bruit anthropique recouvre peu à peu tous les environnements sonores encore vierges. Elle s’ajoute aux autres sources de pollution qui dégradent la biosphère. Les politiques de résilience écologique ne permettront pas de retrouver la diversité des environnements sonores planétaires d’avant la période industrielle. D’autres se créeront, mais ils seront différents, adaptés à de nouvelles conditions. Lorsque les seuils critiques de destruction seront atteints, la nature ne pourra plus regénérer à l’identique les équilibres disparus. Témoigner aujourd’hui de ces espaces en cours de disparition est une urgence. Sensibiliser à leur protection est un impératif si l’on souhaite contribuer à repousser le franchissement de stades fatidiques précipitant toujours plus rapidement la chute de la biodiversité. Cette approche s’apparente à témoigner des derniers signaux de communautés culturelles en péril imminent. Il s’agit de rompre au plus vite avec la méconnaissance généralisée des dynamiques écosystémiques.
Bio-mimétisme et transdisciplinarité
Les chants d’oiseaux ont toujours inspiré les musiciens. Il est naturel que la bioacoustique puisse inspirer le musicien. Il peut paraître également intrigant de constater que le musicien puisse inspirer les bioacousticiens or les musiciens modernes, accompagnés par l’outil informatique, partagent de nombreuses technologies du signal avec les bio-informaticiens. Si la technique paraît être un milieu de convergence possible, ce sont les multiples interactions complexes de l’écologie sonore qui sont le terreau de leurs échanges.
Ecoconscience
Dans ses notes de travail sur l’écologie du son, Maki Solomos observe dans la musique et les arts sonores « l’évolution d’une prise de conscience des crises écologique, économique, sociale, corrélée à la crise symbolique que nous traversons ». [15] Il relève les idées de Felix Guattari pour encourager une articulation éthico-politique critique des implications technico-scientifiques opérées sur la biosphère.
Je m’inscris dans une démarche similaire qui consiste à accompagner le changement des perceptions des sociétés pour activer une éco-conscience concrète. En tant que musicien, collaborer avec les chercheurs du champ de la bioacoustique est l’activité qui me rapproche le plus des actions de protection de l’environnement et de sa biodiversité. Ces échanges enrichissent et confirment un engagement consistant à défendre la diversité des savoirs comme celui de la biodiversité. Je me rattache en parallèle au concept de Bernard Stiegler, consistant à défendre l’ensemble des savoirs dont il faut protéger la diversité : savoir-faire, savoir-vivre, savoir théorique et technique.
Cet engagement non doctrinaire invite à une rationalité basée sur le principe de la néguentropie. Celle-ci vise à concevoir et valoriser tout type de savoir sur la base d’une épistémologie opposée à l’entropie. La terre étant par nature, un espace fini et non extensible, il est raisonnable de concevoir « le développement » sans la destruction des ressources limitées de la biosphère.
Mes projets de collaboration dans ce domaine s’articulent sur un axe Art/Science où chaque champ fonde ses points de vue sur des représentations complémentaires, mais avec des démarches singulières, différentes, voire indépendantes l’une de l’autre.
Au fur et à mesure de mes réalisations, mes préoccupations convergent dans un écosystème de réflexions empreint d’esthétique relationnelle par laquelle j’appréhende la complexité́ des problèmes d’environnement imbriqués sur les dimensions politiques, culturelles, sociales et écologiques.
Ces démarches sont tout d’abord interdisciplinaires, elles interagissent avec plusieurs disciplines qui croisent leurs regards. Elles finissent par être transdisciplinaires lorsqu’elles partagent un chemin commun et atteignent des objectifs transversaux. C’est l’approche systémique, extrêmement pertinente en écologie, qui permet une vision à long terme. Elle élargit l’approche du local au global dans un sens comme dans l’autre. Elle est multidimensionnelle, dynamique, et permet d’aborder les grands concepts de l’environnement.
Conclusion
Mon approche esthétique de la bioacoustique a pour objectif de conclure à des relations d’intérêts à la fois pour l’artiste et le scientifique. Elle participe à stimuler l’imagination des protagonistes de deux disciplines distinctes. Les engagements réciproques du scientifique et de l’artiste convergent sur la notion d’écologie, aiguisé par l’urgence de comprendre les systèmes et tenter de contribuer à leur sauvegarde alors même qu’ils disparaissent.
Les paysages sonores enfouis dans les abysses, les modes de communication, les organisations sociales, les communautés culturelles du monde sauvage partagent des ressources collectives au-delà de nos positions réciproques sur les chaînes alimentaires.
La découverte de « terra incognita », de vie inconnues et la participation à leur préservation est épuisante, mais elle est une source de plaisir inépuisable. La relative indifférence générale pour la vie sauvage et ses myriades de spécificités est à défendre tout comme les singularités de nos expressions culturelles, dès lors que l’équilibre des milieux tolère leurs différences dans le respect du vivant.
Références
[1] Mercier Maxence, Razik Joseph, Glotin Hervé. Synthèse d’interactions multimodales parcimonieuses pour l’écriture de l’œuvre Iquisme et l’analyse de ses percepts. Journées d’Informatique Musicale, May 2015, Montréal, Canada. ⟨hal-03104605⟩
[2] Albrecht Glenn, Les émotions de la terre, Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Les liens qui libèrent, 2020
[3] Stiegler Bernard, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les liens qui libèrent 2016
[4] Grisey Gérard, Le Noir de l’Étoile, 1989-1990, notice Ircam, https://brahms.ircam.fr/fr/works/work/8960/
[5] Krause Bernie, Le grand orchestre animal, Flammarion 2013
[6] Risset Jean-Claude, discours de réception de la médaille d’Or du CNRS, 1999
[7] Lovelock James E. & al, Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: the Gaia hypothesis, in Tellus XXVI, 1974
[8] De Waal Frans, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux, Les liens qui libèrent 2016
[9] Jacques Tassin, Pour une écologie du sensible, Odile Jacob 2020
[10] Stiegler Bernard, “La musique est la première technique du désir”, interview de Jean Rochard et Jean Jacques Birgé, www.lesallumesdujazz.com 2008
[11] Louise Boisclair, Art écosphérique de l’anthropocène… au symbiocène, l’Harmattan 2022
[12] Mercier Maxence, Glotin Hervé, MUSE, séminaire IMERA Pratique de l’écoute, https://imera.hypotheses.org/1346, 2018
[13] Mercier Maxence “Underwater hidden sound Life”, pièce électroacoustique, 2020-2022, version binaural
[14] Glotin, Hervé & al, Sphyrna-Odyssey 2019-2020, Rapport I:
Découvertes Ethoacoustiques de Chasses Collaboratives de Cachalots en Abysse & Impacts en Mer du Confinement COVID19,
http://sabiod.org/pub/SO1.pdf, CNRS LIS, Université de Toulon, 2020
[15] Solomos Makis. Notes de travail pour une écologie du son. 2016. ⟨hal-01789643⟩
Bibliographie
Hallé Francis, La vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017
Mâche François-Bernard. Colloque international, François-Bernard Mâche, 9 et 10 octobre 2015, Paris
Morizot Batiste, Sur la piste animal, Actes Sud, 2018
Morizot Batiste, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020
Solomos Makis, De la musique au son, presse universitaire de Rennes, 2013
Solomos Makis, Musique et écologie du son, l’Harmattan, 2016
Stiegler Bernard & al, Birfurquer, Les liens qui libèrent, 2020
Stiegler Bernard, Qu’appelle-t-on Panser ? Au-delà de l’Entropocène, Les liens qui libèrent, 2018
Biographie de l’auteur
Maxence Mercier est compositeur et artiste numérique né en 1982 à Paris. Il aborde les problématiques de la transmission de l’information par de multiples approches esthétiques et scientifiques. Depuis 2004, il expérimente les formes de représentations non conventionnelles pour la scène, les installations immersives, les espaces virtuels, espaces urbains et naturels. Avec le Professeur Hervé Glotin, il soutient depuis 2014 le projet Art/Science MUSES qui valorise l’émergence de l’éthoacoustique (étude par l’écoute passive des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel). Le champ d’exploration couvre tous les milieux, des abysses aux hautes altitudes. Le dernier volet réalisé en 2020 valorise les données bioacoustiques recueillies par les navires autonomes de la mission Sphyrna Odyssey. Une installation sonore est créée, invitant son public à s’immerger parmi les cachalots, suivre les échanges de groupes sociaux de dauphins globicéphales et constater l’impact de l’homme sur la biosphère des grandes profondeurs. Depuis octobre 2022, il est doctorant IDEX au sein du laboratoire CTEL de l’université Côte d’Azur et attaché au centre XR2C2 à Cannes. Ses recherches portent sur l’écriture de la spatialisation au travers des dispositifs de diffusion sonore associées à ses projets de compositions et projets de performances musicales.
Préambule à une synthèse sonore symbiotique
Maxence
Mercier
Université
Côte d’Azur, CTEL, XR2C2
France
maxence.mercier@
univ-cotedazur.fr
AbstractDans le prolongement des œuvres de
compositeurs ayant remis en question les modèles naturels d’émission et de
perception sonore, j’exprime dans cette communication les arguments d’une
méthode de synthèse sonore symbiotique permettant de concevoir des interactions
sensorielles avec des espaces sonores du monde sauvage, inaccessibles à l’homme. KeywordsSynesthésie, symbiose, paysage sonore, bruit anthropique,
symboles, sensibilité, espaces inouïs, espaces inaccessibles, espaces inconnus,
synthèse, musique, composition, art, bioacoustique, éthoacoustique, abysses,
Umwelt, bio-mimétisme.
Introduction
Le rapport entre la musique et la nature est un
sujet relativement peu abordé dans les écrits sur la musique de la seconde
moitié du XXe siècle. Cependant, la question est riche et certains
compositeurs majeurs l’ont clairement revendiquée. Iannis Xenakis modélisait
des phénomènes naturels massifs. Olivier Messiaen a renouvelé son écriture avec
sa passion pour l’ornithologie. Karlheinz Stockhausen se projetait dans les
étoiles pour justifier un pointillisme sériel. De nombreux autres compositeurs
ont travaillé de manière singulière sur des thématiques inspirées de la nature
: György Ligeti, Gérard Grisey, Tristan Murail, Peter Eötvös, Tōru Takemitsu,
Maurice Ohana, Steve Reich. Dans le
prolongement des travaux de François-Bernard Mâche et Jean-Claude Risset qui
ont chacun à leur manière questionné les modèles naturels d’émission et de
perception sonores, j’entreprends un travail de synthèse sonore symbiotique.
Cette pensée vise à prolonger et dépasser le stade du mimétisme en élargissant
les brèches épistémologiques que ces compositeurs ont contribué à ouvrir. Il
s’agit de concevoir la mythification de nouvelles harmonies, préambule à une
pensée musicale symbiotique.Synthèse
sonore symbiotique Il est désormais possible d’appréhender la
structure du langage de quelques espèces animales. La bioacoustique couplée à l’éthologie
offre des procédés d’apprentissage et d’analyse par intelligence artificielle
capable de relever dans le bruissement des sons la structure de messages qui étaient
jusqu’à présent insoupçonnables ou inaccessibles. L’avancée technologique des
dix dernières années rend possible l’analyse de corpus sonores massifs,
collectés sur des décennies dans les environnements naturels. Les intelligences
artificielles ont la capacité d’apprendre à partir de matériaux inconnus ce qui
relève de l’ordre de la structure de messages cachés, insaisissables au premier
abord, mais pourtant bien réels. [1] Par une
approche esthétique, j’entends à mon tour rendre perceptible, pour l’acuité humaine,
des modalités d’expression organique du vivant, issues de ces recherches. En
révélant la structure codée de ces messages, j’invite le public à prendre
conscience d’équilibres écologiques cachés dans les bruissements du monde. Les
expressions de chaque espèce s’insèrent dans la biosphère que nous partageons
ensemble. Mais notre emprise sur le vivant, à de multiples échelles, est
aveugle. Je partage les convictions du philosophe australien Glenn Albrecht
qui, suite à son concept de solastalgie, appelle à l’avènement d’une ère
symbiocène nécessaire pour préserver les équilibres et maintenir des modes d’existence
vertueux. [2] Un artiste
témoigne de son existence et de son temps, quel que soit le niveau d’abstraction
de son mode d’expression, langage, indépendance vis-à-vis des formes,
références et culture. Les
oiseaux comme les paysages ont inspiré les musiciens sur des millénaires. Les
modèles biologiques n’ont cessé d’inspirer l’homme pour élaborer et améliorer
ses propres techniques. Les modes de communication de tout le vivant sont une
source d’inspiration pour l’humanité en devenir. Pour ma part, il m’est indispensable de
sensibiliser, d’inspirer, de promouvoir une pratique et une esthétique qui
puisse se situer à l’interface de ces différentes dimensions auxquelles mon
travail m’a mené. Il s’agit de relier par analogie les différents modes d’existence
du vivant en interprétant leur articulation vers un idéal symbiotique,
utopique, mais nécessaire. Dans son
ouvrage Dans la disruption. Comment ne pas
devenir fou ? Bernard Stiegler écrit : [3]« Qu’un renouveau de la vie noétique soit possible ne
signifie pas qu’il est probable : le possible est souvent si improbable qu’il
se présente avant tout comme l’impossible. Cet impossible peut et doit se
réaliser comme rêve de l’improbable. » L’application
en musique des modèles inspirés du vivant n’est pas réductible aux matériaux
traduits pour la perception humaine. La sonification, la synthèse et les
représentations visuelles permettent également d’inspirer de nouveaux modes d’organisation
et de stratégies formelles. Le public, quant à lui, est alors le témoin de la
faculté d’abstraction de la musique pour générer des expériences sensibles
capables de le transporter à travers des espaces singuliers. L’organisation
artificielle des sons est plus que jamais un moyen universel de communier
au-delà des langues et des cultures. Gérard
Grisey s’était passionné pour les pulsations des étoiles à neutrons, dans la
note d’intention pour Le noir de l’étoile il écrivait : [4]Lorsque la musique parvient à conjurer le temps, elle
se trouve investie d’un véritable pouvoir chamanique : celui de nous relier aux
forces qui nous entourent. Dans les
civilisations passées, les rites lunaires ou solaires avaient une fonction de
conjuration. Grâce à eux, les saisons pouvaient revenir et le soleil se lever
chaque jour. Qu’en est-il de nos pulsars ? De l’infiniment
grand à l’infiniment petit, je suis convaincu de ce “pouvoir
chamanique” du son. Lorsque le public est confronté à la perception d’un
espace inouï, qui les sort d’un environnement urbain généralement oppressant et
agressif, nombreux sont ceux qui relatent une concorde avec l’environnement
traversé. Postuler une ère du symbiocène, comme le souhaite le philosophe Glenn Albrecht, implique de développer urgemment une culture de la
symbiose. Le pouvoir évocateur du son est un puissant levier perceptif à mettre
en œuvre dans cette direction.
Art et Science
Avec Le
Grand Orchestre, le
bioacousticien, Bernie Krause a sensibilisé le public de manière ludique et
esthétique aux espaces sonores naturels. [5]
Il a montré la répartition sonore sur le plan fréquentiel et temporel où chaque
espèce partage un même espace dans un paysage pourtant diversifié. La variété
de ces signaux et leurs structures temporelles sont encore majoritairement
inconnues. La chute brutale de la biodiversité entraine une disparition
irréversible de nombreuses espèces. Elle nous prive de l’étude de modes de
communication singuliers pourtant établis sur des milliers d’années. Depuis l’apparition
des magnétophones, les innombrables collections de sons ne couvrent qu’une
infime partie des espèces connues. Il y a urgence à protéger, collecter et
analyser pour documenter et sensibiliser au respect du vivant. La
sensibilisation à ces matériaux et structures est un enjeu civilisationnel pour
percevoir les singularités du vivant et préserver nos conditions d’existence.Ces défis sollicitent chez les artistes leur
capacité à convoquer et fusionner les sensibilités et compétences de nombreux
domaines d’activité, bien au-delà de leurs quêtes esthétiques. Dans son
discours de réception pour la médaille d’or du CNRS, Jean Claude Risset
invitait à considérer : [6]De la confrontation entre l’exigence, la capacité
créatrice, la puissance analytique et technique peut naître des possibilités
neuves et riches. Il est important de faire cohabiter et interagir dans
certains lieux une logique artistique, une logique scientifique et une logique
technologique.
Biosphère & entropie
L’esprit humain depuis l’ère industrielle a
soigneusement soustrait à la science sa sensibilité à l’écologie, lui
permettant de se déconnecter des conséquences entropiques de son action sur le
globe. Les êtres vivants de la nouvelle ère symbiotique, humains et non
humains, ont plus que jamais besoin de s’entraider pour survivre ensemble. La
complexité de la biosphère est la plus riche des dimensions qui constitue le
modèle géochimique de la planète Terre. Elle est composée d’une diversité
d’espèces incommensurable et c’est ce qui distingue la terre des autres objets
connus de l’univers. Dès les années 70, James Lovelock propose de la renommer « symbiosphère » pour souligner l’interdépendance
entre les espèces et le tout qu’elles constituent. [7] Les lois
de l’entropie peuvent être élargies aux champs symboliques des cultures
humaines et non humaines. Il n’y a pas de compensation efficace à la
destruction. Le concept de résilience politique est une impasse. Ce qui
disparaît est remplacé par autre chose et ne se reconstitue pas. La récente
prise de conscience des changements climatiques ne doit pas occulter la
question de la protection de la biodiversité qui inclut la diversité culturelle
humaine et animale. À chaque fois que ces diversités sont attaquées, l’homme s’inflige
une forme d’auto-agression. La
culpabilité symbolique qui résulte d’une prise de conscience récente est
inopérante sur une destruction actée. C’est pourquoi les seuils empathiques
doivent être relevés. Sans même
le savoir, l’humanité industrialisée détériore massivement les dimensions
culturelles du vivant. Des espèces héritières de cultures millénaires ou d’évolutions
génétiques singulières sont détruites à tout jamais. Pour le règne végétal, l’héritage
génétique enrichi, développé et croisé depuis des centaines de millions d’années
a été perturbé en quelques décennies seulement par la disparition croissante d’espaces
naturels. L’usage incontrôlé des industries chimiques, l’artificialisation des
sols sont les causes d’un inconfort généralisé pour les décennies à venir. Les
ressources génétiques et culturelles des espèces disparues sont à jamais
perdues. Nous ne les retrouverons que sous forme de traces. La seule matière
organique capable de s’adapter à un environnement donné est un organisme
vivant. Il est donc primordial de faire en sorte qu’elle ne disparaisse pas,
pour que l’humanité ne se retrouve pas dans un environnement totalement inconnu
à très court terme. Avant que l’entropie
dépasse les seuils critiques entrainant le système biosphérique dans des
régimes chaotiques incalculables, il est urgent de tenter de sauvegarder dans
leur environnement d’origine, les patrimoines vivants : génétique et culturel
humain et non humain.
Transmission culturelle épigénétique
La culture peut se définir comme l’existence de
variations comportementales qui persisteraient dans le temps et qui ne seraient
imputables ni à des variations génétiques ni à des variations
environnementales. Selon les anthropologues, la culture serait une spécificité
humaine, trouvant son origine dans le savoir, l’écriture, le langage. Mais pour
Frans de Waal, spécialiste des primates, la dichotomie entre culture et nature
n’existe pas, car l’on observe que des savoirs, des techniques nouvelles, des
préférences, des habitudes se transmettent de façon non génétique. [8] La
survie des animaux sauvages dépend en partie de ce qu’ils apprennent des
autres. La transmission d’un savoir accumulé est aussi importante pour eux que
pour nous. Ils sont dépendants de cette culture transmise. La culture
est donc vitale et si elle ne s’inscrit pas dans le code génétique, elle
participe à en exprimer les caractères. Maintenant
que le réchauffement climatique est majoritairement admis, le besoin de
symbiose permet de réquisitionner efficacement la sensibilité humaine aux
questions de l’environnement.L’immense disparité entre les espèces vivantes
fait la richesse de la biodiversité. Toutes les espèces vivantes héritent d’une
évolution propre et potentiellement d’un savoir culturel unique. Certains
scientifiques vont jusqu’à prendre le parti de conférer au végétal les mêmes
attributs communicationnels qu’au monde animal. [9] Dans la sphère artistique,
portée par un propos sensible, cette liberté n’a alors plus rien d’outrancière. Pour
protéger une espèce, il est reconnu de devoir tenir compte de référentiels fondamentaux
de connaissances transmises au sein d’une espèce pour conduire des stratégies
efficaces de protection. Toutes les diversités culturelles sont à défendre, dès
lors que l’équilibre des milieux tolère leurs différences dans le respect de la
vie. Elles constituent des héritages qui révèlent la diversité du vivant autant
que le génome des espèces.
Symbiocène et cortex auditif
La musique et le son forment un espace
communicationnel fondamental, à tel point que chez l’homme, il précède tout
sens de communication depuis la vie intra-utérine alors que la communication
visuelle est secondaire aux premiers instants de la vie. Les capacités
sensorielles et émotionnelles de l’homme en réaction aux dimensions sonores et musicales
sont en avance sur le langage et la communication visuels.Notre cortex auditif est une porte de
communication avec tous les êtres communicants. Si l’homme ne peut comprendre
le sens, la formulation, l’expression des espèces non humaines, il en discerne
néanmoins une teneur émotionnelle. L’homme est capable de discerner l’émotion
au sein d’un langage sans même le comprendre. La vitesse, les intonations, l’alerte,
l’affect, la douceur, l’urgence sont codés sur des registres communs. La
musique est un puissant facteur d’évocation extra-culturelle, elle sollicite
des processus cognitifs, moteurs, et émotionnels activés par un vaste réseau
neuronal doté de nombreuses fonctions communes avec les espèces non humaines
communicantes. Nous
partageons avec les autres espèces animales, la perception des composantes de
la musique. Cela concerne les rythmes, la hauteur des notes, les combinaisons
simultanées de notes donnant des accords, le timbre et enfin la forme. Cette
dernière induit des capacités de mémoires à court, moyen et long terme ainsi
que la faculté de prédictions propres à nos sentiments de tension et de
résolution musicales. Les
sciences de la perception sonore forment une voie de compréhension inter-espèces.
Si elles ne se destinent pas à comprendre le langage, elles en perçoivent les
préceptes, articulations, accumulations et intensité. Le cortex auditif humain
primitif s’est forgé sur le même modèle que de nombreux autres mammifères. Plus
tard avec l’évolution, les modalités de réception et d’émission se sont ensuite
diversifiées pour optimiser la communication entre congénères d’une même espèce
et développer des fonctions auditives propres. Le développement évolutif du
cortex auditif de l’homme est aujourd’hui très différent de celui des autres
espèces. C’est ce qui lui confère une organisation neuronale et des capacités
analytiques exceptionnelles, qui ont contribué à ses aptitudes culturelles pour
la musique et les langages articulés. Cependant, cette différence n’exclut pas
que nous puissions partager des mécanismes de perception issus d’un cortex
auditif primitif, commun avec les autres membres du monde animal. Leurs cerveaux
sont structurés différemment, mais nous partageons toujours quelques logiques
de leur mode de perception qu’il est possible de transposer et d’adapter à
notre propre faculté.
Techniques
Les aptitudes de l’homme à fabriquer des objets
ont diversifié ses capacités de production et de perception sonores. Le
raffinement de la musique s’est distancié des cris primitifs, mais l’homme
n’est pas le seul dans le règne animal à maitriser et tirer parti des
propriétés acoustiques. Pour
Bernard Stiegler, les non-humains ont une mémoire primaire, à savoir l’information
génétique exprimée dans le code ADN, et une mémoire secondaire, acquise par un
système nerveux complexe. Les humains ont aussi une mémoire exosomatique ou
tertiaire, rendue possible par des prothèses, autrement dit « techniques », que
sont l’écriture, l’art, les vêtements, les outils ou bien encore les machines. Il disait en 2008 : Il n’y a jamais rien
qui précède le reste : c’est cela que j’appelle l’organologie générale (…) il
faut toujours investir le côté intéressant de la catastrophe. (…) que l’on soit
artiste ou intellectuel, on a une responsabilité : celle de faire que le monde
tel qu’il est, tire parti de cette nouveauté. [10]Mes travaux en art/science m’ont mené à
interpréter la perception supposée de quelques espèces animales. J’ai travaillé
particulièrement sur les chauves-souris et les grands mammifères marins
utilisant l’écholocation dans des espaces sonores inaccessibles à l’homme. La
technologie permet de capter leurs signaux, mais il faut les manipuler sur les
plans fréquentiels et temporels pour les entendre. Dans
certains cas où les données ne sont pas exploitables dans le domaine sonore, la
mise en œuvre de techniques de sonifications permet de synthétiser la
perception des comportements supposés des individus écoutés. Ces techniques
invitent à produire des hypothèses éthoacoustiques, mais également à offrir de
nouvelles connaissances par l’interprétation. La fusion des deux pôles est une
conversion aux capacités de perception et d’interprétation de l’homme. Elle
vise à comprendre comment l’animal perçoit son environnement sur les dimensions
sensorielles, sociales et culturelles. Mon
engagement dans ce domaine a pour objectif de conduire à des relations
d’intérêts à la fois pour l’artiste et le scientifique. Cela concourt à
stimuler l’imagination des protagonistes de deux disciplines distinctes. C’est
par ces expériences que l’expression de ma sensibilité écologique a pris forme.
L’engagement réciproque du scientifique et de l’artiste converge sur la notion
d’écologie, aiguisée par l’urgence de comprendre les systèmes et tenter de
contribuer à leur sauvegarde alors même qu’ils disparaissent. Les
paysages sonores enfouis dans les abysses, les modes de communication, les
organisations sociales, les communautés culturelles du monde sauvage
m’inspirent et m’animent dans un sentiment de communion. Pour citer quelques
exemples, les stratégies d’alliance sous-marine des cachalots, récemment découvertes
lors de la mission Sphyrna à laquelle j’ai collaboré, sont une source
d’inspiration pour appréhender la composition d’espaces sonores inouïs, mais
plausibles. Le ballet des échos sonores dans l’eau compose des images
composites par jeux de réflexions, de décalages et concordances d’échos. Les
modèles de dispersion, propagation, diffusion et radiation du son dans des
espaces sonores sont aussi diversifiés que les types de réverbérations utilisés
par l’homme pour accompagner la voix et la musique depuis l’origine de ses
rituels culturels. Les espaces sonores cachés ne se limitent pas aux
profondeurs sous-marines. Ainsi l’écoute des échos des chauves-souris, révèle
des cathédrales sonores fascinantes. Il suffit pour cela de ralentir un de
leurs chips pour ressentir avec le son les espaces qu’elles parcourent à
travers les sous-bois ou entre les façades des édifices. Toutes ces scènes
deviennent alors acoustiquement palpables. Cognition
musicale Nos cerveaux sont adaptés pour capter ces informations
à très haute fréquence, bien plus rapidement que l’articulation d’un langage.
De la même manière qu’avec la parole le ton d’un propos peut nous faire
sursauter bien plus vite que son contenu. L’intention dans la voix peut être
bien plus parlante. C’est pourquoi la musique et son cortège d’expressions
sonores sont plus aptes que tout autre sens à communiquer l’immédiateté d’une
sensation malgré tous les biais d’interprétation possibles. Si nous
sommes dans l’incapacité de pouvoir échanger de manière bilatérale avec ces
individus communicants, mais non humains, nous sommes tout à fait aptes à
tenter de comprendre leur communication et d’y être sensibles. La musique
peut contribuer à sensibiliser à l’urgence de protéger la singularité du
vivant. Elle est un vecteur communicationnel probable. Nos prothèses
technologiques nous permettent d’accéder aux niches acoustiques d’environnements
sonores inconnus. Les musiciens les plus expressifs ont la capacité de saisir
les modulations et caractéristiques de ces territoires sonores, propres à
caractériser des émotions non révélées à ce jour. C’est en
menant une politique sensible aux multiples dimensions du vivant de façon
enthousiasmante que celle-ci enthousiasmera la société. Au même titre, la
musique profitera de ses qualités propres pour amener les publics à apprécier
repositionner l’homme en tant qu’être de la nature.
Expérience sensible
La musique prend naissance dans le sensible
auditif. Modèles naturels et culturels, scènes, scénarios, archétypes
universaux aident à façonner musicalement la rencontre du physique et du
sensible. Elle enrôle le flux temporel comme une force pour servir ses fins,
captiver l’auditeur, l’absorber dans une recréation des relations musicales lui
donnant l’impression de maîtriser le temps qui l’emporte. Le temps ne s’écoule
plus comme un liquide qui se répand, l’auditeur le retrouve en revivant la
composition, en restaurant le temps de la musique. La synthèse
sonore symbiotique est faite d’interrelations bravant les limites de la
perception humaine. Elle peut agir sur les signaux du vivant comme de la
physique. Elle vise à transcrire les registres fréquentiels et temporels
inaccessibles à l’homme et ainsi révéler ce dont il n’a pas conscience. Une
présentation purement pragmatique de la science est inopérante pour convoquer l’attention
des publics, là où les approches et arrangements symboliques sont un moyen de
séduction pour élargir les sensibilités à une philosophie naturaliste. Une
écosophie est nécessaire pour devancer les problématiques de changement de
comportements violemment infligées par les enjeux climatiques. [11] L’art est
un vecteur efficace pour appréhender intelligemment les transformations
induites par les multiples chocs civilisationnels en cours. La perspective
naturaliste conduit à accorder la philosophie aux données des sciences
naturelles. Le naturalisme philosophique n’a pas de caractère
prescriptif : il ne prétend pas dire ce qui doit être ou ce qui doit se
faire, il est une contingence relative au vitalisme sous-jacent d’une pensée de
la symbiose. La
sensibilité symbiotique vise à percevoir et comprendre la complexité des
interactions du vivant. Elle repose sur une interprétation sensible de la
cohérence scientifique et théorique mettant en perspective une ère symbiocène
où les activités anthropiques ne détruisent plus les écosystèmes, mais les
régénèrent, tout en veillant à la distribution harmonieuse des ressources. Sur scène
aussi bien que dans les environnements virtuels, le son est essentiel pour
créer des narrations crédibles et immersives. Il contribue à l’expérience
sensorielle et physique du spectateur. Le son enveloppe nos corps, comme
lorsque nous les immergeons dans l’espace physique de l’eau. Il est le seul
médium capable de transmettre une sensation physique puissante. La perception
du son n’atteint pas seulement les oreilles, elle traverse aussi le corps par
la conduction osseuse mettant tous nos organes en vibration. Dans tous
les rites païens, religieux et profanes de l’humanité, le son nous relie d’une
manière ou d’une autre à l’espace physique, biologique et social en interaction
naturelle avec les environnements. La puissance des basses fréquences est
physique, elle influence nos émotions et le rythme de nos battements de cœur,
elle se propage en profondeur à nos organes jusqu’à exciter nos récepteurs
nerveux les plus enfouis. Tout cela, par le simple fait de la vibration d’une
onde acoustique mettant en mouvement tout ce qu’elle traverse. La synthèse sonore symbiotique est la
grammaire d’une écosophie musicale propre à accompagner une métamorphose de
notre perception écologique du monde.
Muse
Le projet MUSE est une initiative informelle
contractée de manière tacite avec Hervé Glotin, bioacousticien, professeur à
l’université de Toulon Sud Var. [12] Ses recherches interdisciplinaires sont
axées sur l’étude de la mer et le traitement du signal. Depuis 2014, nous
collaborons dès que les conditions sont favorables à la création de nouvelles
pièces sonores et à la diffusion des connaissances associées. MUSE est
l’acronyme de « Multimodal Scenes for bioacoustic Evidences », Ce projet est
une muse au sens propre, pour l’inspiration que peut offrir l’art au
bioacousticien qui est souvent à la recherche de représentations de formes dans
ces signaux aux logiques parfois inconnues. Le projet s’articule comme un
programme composé de plusieurs pièces. Son unité repose sur l’information
véhiculée par les modes de productions acoustiques de différentes espèces
vivantes. L’originalité de la bioacoustique est de pouvoir écouter
l’environnement biologique avec un minimum d’impact écologique. Des stations
autonomes équipées de microphone permettent de capturer des informations sur de
très longues plages de temps. Les informations récupérées par les
bioacousticiens sont pour la plupart analysées par ordinateur et algorithmes
spécialisés. Ce sont les résultats issus de ces analyses que j’exploite à la
fois pour rendre visibles et audibles des espaces et des dimensions encore
inconnus, indiscernables ou intraduisibles par des symboles usuels.
Exemple des abysses
méditerranéennes
Mes derniers travaux en art/science pour l’interprétation
de données bioacoustiques m’ont fait plonger dans l’environnement des abysses. [13]
[14] Bien qu’issus de milieux de vie totalement différents, nous partageons
avec nos cousins du monde aquatique des structures et schémas informationnels
qui peuvent être transposés de manière sensible dans la composition de pièces
musicales. L’espace
sonore sous-marin est opaque pour l’homme qui ne connaît pas les dimensions
acoustiques et les enjeux communicationnels qui s’y jouent. Cet espace est une
ressource essentielle à la communication des espèces marines. Lorsque son
équilibre est perturbé, c’est toute la chaîne trophique qui en subit les conséquences. Pour une
relation physique et sensuelle avec l’univers subaquatique, la musique est là,
comme une prothèse chimérique, un lien de jonction entre deux mondes sonores
antagonistes, celui de l’air et celui de l’eau. La perception humaine n’est pas
adaptée à l’écoute des sons sous l’eau. Il nous faut des prothèses, les hydrophones
et des techniques de transposition pour comprimer les espaces temps et les
espaces fréquentiels qui peuplent les profondeurs sous-marines. Par jeux de
transposition et d’anamorphose, la musique crée un analogon pour convertir un
monde sonore inouï et inaccessible à nos capacités d’écoute. L’interprétation
est à même d’approcher les sensations et perceptions supposées d’un cachalot,
d’un globicéphale, d’un dauphin et même de certains poissons et autres
crustacés. Nous avons les moyens de reproduire ce que nous imaginons de leurs
perceptions fabuleuses. Elles leur permettent d’appréhender les multiples
dimensions de l’espace aquatique avec la faculté de communiquer et de percevoir
l’environnement dans une obscurité visuelle totale. L’univers
sous-marin est un environnement fragile et le moindre sillage d’un bateau un
peu trop bruyant peut se répercuter sur des kilomètres jusqu’aux profondeurs
abyssales. Derrière le miroir de la surface, presque aucune énergie n’est
transmise à l’air. Dans l’eau, le son va plus vite, plus loin, et les
espace-temps semblent s’étirer au gré des distances, sur des ordres de grandeur
gigantesques pour l’homme. Il se propage plus de quatre fois plus vite que dans
l’air si bien que certaines espèces peuvent communiquer sur plusieurs centaines
de kilomètres. Ces espaces sonores inouïs sont désormais à notre portée. La
qualité des enregistrements à haute fréquence d’échantillonnage aujourd’hui disponibles
permet de modifier les dimensions temporelles et fréquentielles des prises de
son sous-marines afin de les transposer à la physiologie humaine. L’ouïe est
le sens le plus développé de l’homme. Depuis la nuit des temps, elle veille à
notre sécurité sans discontinuité. Lorsque le cerveau ne peut pas percevoir au
travers de la vision, son environnement est tout de même capté par une écoute
permanente. C’est également le sens le plus puissant et précis pour reproduire
la présence et le déplacement de masses et d’individus dans un espace où
l’importance du son est subjuguée. Les sons
que le cerveau n’interprète pas comme un langage stimulent des représentations
émotionnelles abstraites que certains appellent musiques, environnements
sonores ou bruits. Les différents sons biologiques des espèces marines sont les
signes d’une communication articulée et d’une vision acoustique de l’espace
sous-marin. En manipulant l’espace-temps des enregistrements, à la manière du
slow-motion ou du timelapse, nous découvrons de merveilleuses propriétés
sonores insoupçonnées. Ainsi l’accélération des infrasons inaudibles du rorqual
nous parvient, transposée à hauteur humaine, comme de longues mélopées. À
l’opposé, le ralentissement des rafales cliquetantes des globicéphales,
cachalots et autres cétacés à dents scintille d’une multitude de pulsations et
d’éclairs sonores qui illuminent l’espace environnant dans ses moindres détails. La musique
est l’interprète entre deux mondes opposés. Couplée à des techniques de
spatialisation sonore immersive, elle décuple le sentiment d’immersion du
public. Les traitements électroniques magnifient l’hybridation de la matière
sonore avec la musique. Plus qu’un simple rôle d’interprète du monde
sous-marin, la musique est un lien communicatif et relationnel, capable d’alterner
entre la puissance des tempêtes et la quiétude apaisée de sensations sonores
aux effleurements tactiles. Elle est reine pour nous transporter en un instant,
d’un état émotionnel à un autre, de la violence à la douceur, bercés par les
flots sonores. La
spatialisation sonore contribue également aux sensations d’immersion, en jouant
sur la perception d’apesanteur, détachée des contraintes terrestres. Le mixage
du son tridimensionnel offre toutes les sensations de déplacement, en
virevoltant librement dans l’immensité de l’eau.
Méthodes de transformation esthétiques
des matériaux bioacoustique
À partir de sources sonores, les bioacousticiens
sont capables de détecter la présence d’espèces, comptabiliser des individus, déterminé
leurs positions dans l’espace, estimer la qualité de leurs environnements etc…
Le schéma de la figure 1 exprime les différentes dimensions de valorisation esthétique
de la bioacoustique. La nature de ces sources sonores couvre une plage
fréquentielle très étendue. Ainsi, tous les sons ne sont pas audibles pour une
oreille humaine. C’est pourquoi la bioacoustique computationnelle est
précieuse, car elle peut étudier le son inaudible et inaccessible. Les
techniques de captation, d’analyse et de restitution sonore permettent dans une
certaine proportion de transposer les sons inaudibles dans un espace d’informations
accessibles à l’homme.Figure 1 Valorisation perceptive et esthétique des
données bioacoustiquesLes sons imperceptibles concernent les sources
sonores émises au-delà de la sensibilité de l’audition humaine. Les limites
sont déterminées par la conjugaison d’un ensemble de paramètres physiologiques,
l’espace des fréquences, l’intensité du signal, le seuil de sensibilité
temporelle. Il peut s’agir des basses fréquences des baleines ou des hautes
fréquences des chauves-souris et insectes. Les données symboliques sont issues d’analyses bioacoustiques
computationnelles. Cela peut concerner la segmentation de vocalises de chants
d’oiseaux comme de chants de baleines ou l’évolution des motifs rythmiques
d’insectes mesurés au cours d’une saison. Les
espaces de représentation hypothétique consistent
à interpréter ce qui ne peut être bonifié ou visualisé à partir des données
identifiées par l’analyse computationnelle. Nous sommes alors dans un domaine où
l’intuition des disciplines artistiques et scientifiques convergent pour
émettre des hypothèses. Les bioacousticiens ont besoin de représentations comme
moyens de réflexion et de communication. Les résultats qu’ils produisent sont souvent
exprimables sous forme de statistiques. Du côté de l’expression artistique, les
espaces sonores inouïs, extraits de leurs travaux sont une source d’inspiration
fascinante et inédite. Cependant la rudesse des matériaux bruts exige des
techniques très spécifiques pour extraire de la masse d’informations des
propriétés dignes d’intérêt. Ainsi, l’espace audible peut être nettoyé, on peut changer la vitesse de
lecture et la hauteur du son, on peut analyser une scène spatiale et
contextualiser ses propriétés à des dimensions appréhendables pour l’homme. L’espace imperceptible exige de
transformer ses dimensions fréquentielles et temporelles. Mais les données à
extraire sont difficilement transposables pour l’audition humaine, un recours à
des techniques d’interprétation est indispensable pour produire une
représentation. La
sonification permet alors d’extraire d’une scène sonore des informations
cachées sous le bruit, dans des registres de fréquences non audibles pour
l’homme ou bien encore des échelles de temps soit trop courtes, soit trop
longues pour y percevoir des informations à notre échelle physiologique. C’est
une technique de réinterprétation. Dans le cas de l’observation du cachalot,
chaque écho des clics émis par l’animal lui renvoie les informations sur son
environnement et lui permet de chasser ses proies dans une obscurité totale.
L’analyse en laboratoire des séquences de clics du cachalot nous informe d’une
multitude de données sur sa taille, son comportement et son déplacement dans
l’espace. Ces paramètres sont alors mis en son par des procédés de synthèse sonore
pour percevoir finement leurs fluctuations. La sonification nous autorise
également à imaginer ce que pourrait percevoir l’animal en plongée.Figure 2 : outil de sonification du cachalot
permettant de synthétiser des données symboliques.Dans de nombreux cas, les signaux bruts
réceptionnés sur les hydrophones nous parviennent dans une qualité d’écoute non
satisfaisante pour l’oreille humaine. Les algorithmes d’intelligence
artificielle développés pour la bioacoustique sont capables de s’affranchir des
contraintes de bruits présents dans les flux audio. Les systèmes apprennent à
discriminer les composantes informationnelles d’un signal et à les retranscrire
sous formes numériques et symboliques. C’est sur ces résultats que le travail
de sonification va s’appuyer. Le travail artistique consiste ensuite à
interpréter des mondes sonores en assurant la translation de l’information d’un
univers à un autre.
Sauvegarde
De manière généralisée, le bruit anthropique
recouvre peu à peu tous les environnements sonores encore vierges. Elle s’ajoute
aux autres sources de pollution qui dégradent la biosphère. Les politiques de
résilience écologique ne permettront pas de retrouver la diversité des
environnements sonores planétaires d’avant la période industrielle. D’autres se
créeront, mais ils seront différents, adaptés à de nouvelles conditions.
Lorsque les seuils critiques de destruction seront atteints, la nature ne
pourra plus regénérer à l’identique les équilibres disparus. Témoigner aujourd’hui
de ces espaces en cours de disparition est une urgence. Sensibiliser à leur
protection est un impératif si l’on souhaite contribuer à repousser le
franchissement de stades fatidiques précipitant toujours plus rapidement la
chute de la biodiversité. Cette approche s’apparente à témoigner des derniers
signaux de communautés culturelles en péril imminent. Il s’agit de rompre au
plus vite avec la méconnaissance généralisée des dynamiques écosystémiques.
Bio-mimétisme et transdisciplinarité
Les chants d’oiseaux ont toujours inspiré les
musiciens. Il est naturel que la bioacoustique puisse inspirer le musicien. Il
peut paraître également intrigant de constater que le musicien puisse inspirer
les bioacousticiens or les musiciens modernes, accompagnés par l’outil informatique,
partagent de nombreuses technologies du signal avec les bio-informaticiens. Si
la technique paraît être un milieu de convergence possible, ce sont les
multiples interactions complexes de l’écologie sonore qui sont le terreau de
leurs échanges.
Ecoconscience
Dans ses notes de travail sur l’écologie du son,
Maki Solomos observe dans la musique et les arts sonores « l’évolution d’une
prise de conscience des crises écologique, économique, sociale, corrélée à la
crise symbolique que nous traversons ». [15] Il relève les idées de Felix Guattari pour
encourager une articulation éthico-politique critique des implications
technico-scientifiques opérées sur la biosphère. Je m’inscris
dans une démarche similaire qui consiste à accompagner le changement des
perceptions des sociétés pour activer une éco-conscience concrète. En tant que
musicien, collaborer avec les chercheurs du champ de la bioacoustique est l’activité
qui me rapproche le plus des actions de protection de l’environnement et de sa
biodiversité. Ces échanges enrichissent et confirment un engagement consistant
à défendre la diversité des savoirs comme celui de la biodiversité. Je me
rattache en parallèle au concept de Bernard Stiegler, consistant à défendre
l’ensemble des savoirs dont il faut protéger la diversité : savoir-faire,
savoir-vivre, savoir théorique et technique. Cet
engagement non doctrinaire invite à une rationalité basée sur le principe de la
néguentropie. Celle-ci vise à concevoir et valoriser tout type de savoir sur la
base d’une épistémologie opposée à l’entropie. La terre étant par nature, un
espace fini et non extensible, il est raisonnable de concevoir « le
développement » sans la destruction des ressources limitées de la biosphère. Mes
projets de collaboration dans ce domaine s’articulent sur un axe Art/Science où
chaque champ fonde ses points de vue sur des représentations complémentaires,
mais avec des démarches singulières, différentes, voire indépendantes l’une de
l’autre. Au fur et
à mesure de mes réalisations, mes préoccupations convergent dans un écosystème
de réflexions empreint d’esthétique relationnelle par laquelle j’appréhende la
complexité́ des problèmes d’environnement imbriqués sur les dimensions
politiques, culturelles, sociales et écologiques.Ces démarches sont tout d’abord
interdisciplinaires, elles interagissent avec plusieurs disciplines qui
croisent leurs regards. Elles finissent par être transdisciplinaires
lorsqu’elles partagent un chemin commun et atteignent des objectifs
transversaux. C’est l’approche systémique, extrêmement pertinente en écologie,
qui permet une vision à long terme. Elle élargit l’approche du local au global
dans un sens comme dans l’autre. Elle est multidimensionnelle, dynamique, et
permet d’aborder les grands concepts de l’environnement.
Conclusion
Mon approche esthétique de la bioacoustique a pour
objectif de conclure à des relations d’intérêts à la fois pour l’artiste et le
scientifique. Elle participe à stimuler l’imagination des protagonistes de deux
disciplines distinctes. Les engagements réciproques du scientifique et de
l’artiste convergent sur la notion d’écologie, aiguisé par l’urgence de
comprendre les systèmes et tenter de contribuer à leur sauvegarde alors même
qu’ils disparaissent. Les
paysages sonores enfouis dans les abysses, les modes de communication, les
organisations sociales, les communautés culturelles du monde sauvage partagent
des ressources collectives au-delà de nos positions réciproques sur les chaînes
alimentaires. La
découverte de « terra incognita », de vie inconnues et la participation à leur
préservation est épuisante, mais elle est une source de plaisir inépuisable. La
relative indifférence générale pour la vie sauvage et ses myriades de
spécificités est à défendre tout comme les singularités de nos expressions
culturelles, dès lors que l’équilibre des milieux tolère leurs différences dans
le respect du vivant.
Références
[1] Mercier Maxence, Razik Joseph, Glotin Hervé. Synthèse d’interactions
multimodales parcimonieuses pour l’écriture de l’œuvre Iquisme et l’analyse de
ses percepts. Journées d’Informatique
Musicale, May 2015, Montréal, Canada. ⟨hal-03104605⟩[2] Albrecht Glenn, Les émotions de la terre, Des nouveaux mots pour un
nouveau monde, Les liens qui libèrent, 2020[3] Stiegler Bernard, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les
liens qui libèrent 2016[4] Grisey Gérard, Le Noir de l’Étoile, 1989-1990, notice Ircam, https://brahms.ircam.fr/fr/works/work/8960/[5] Krause Bernie, Le grand orchestre animal, Flammarion 2013[6] Risset Jean-Claude, discours de réception de la médaille d’Or du CNRS,
1999[7] Lovelock
James E. & al, Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: the Gaia
hypothesis, in Tellus XXVI, 1974[8] De Waal Frans, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre
l’intelligence des animaux, Les liens qui libèrent 2016[9] Jacques Tassin, Pour une écologie du sensible, Odile Jacob 2020[10] Stiegler Bernard, “La musique est la première technique du
désir”, interview de Jean Rochard et Jean Jacques Birgé, www.lesallumesdujazz.com
2008[11] Louise Boisclair, Art écosphérique de l’anthropocène… au symbiocène,
l’Harmattan 2022[12] Mercier Maxence, Glotin Hervé, MUSE, séminaire IMERA Pratique de l’écoute,
https://imera.hypotheses.org/1346, 2018[13] Mercier Maxence “Underwater hidden sound Life”, pièce
électroacoustique, 2020-2022, version binauralhttp://tripinlab.com/pub/Hidden-USL-binau.wav[14] Glotin,
Hervé & al, Sphyrna-Odyssey 2019-2020, Rapport I:Découvertes Ethoacoustiques de Chasses Collaboratives de Cachalots en
Abysse & Impacts en Mer du Confinement COVID19,http://sabiod.org/pub/SO1.pdf, CNRS LIS, Université de Toulon, 2020[15] Solomos Makis. Notes de travail pour une écologie du son. 2016. ⟨hal-01789643⟩
Bibliographie
Hallé Francis, La vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017Mâche François-Bernard. Colloque international, François-Bernard Mâche, 9
et 10 octobre 2015, ParisMorizot Batiste, Sur la piste animal, Actes Sud, 2018Morizot Batiste, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020Solomos Makis, De la musique au son, presse universitaire de Rennes, 2013Solomos Makis, Musique et écologie du son, l’Harmattan, 2016Stiegler Bernard & al, Birfurquer, Les liens qui libèrent, 2020Stiegler Bernard, Qu’appelle-t-on Panser ? Au-delà de l’Entropocène, Les
liens qui libèrent, 2018
Biographie de l’auteur
Maxence Mercier est compositeur et artiste numérique né en 1982 à Paris. Il
aborde les problématiques de la transmission de l’information par de multiples
approches esthétiques et scientifiques. Depuis 2004, il expérimente les formes
de représentations non conventionnelles pour la scène, les installations
immersives, les espaces virtuels, espaces urbains et naturels. Avec le
Professeur Hervé Glotin, il soutient depuis 2014 le projet Art/Science MUSES
qui valorise l’émergence de l’éthoacoustique (étude par l’écoute passive des
comportements des espèces animales dans leur milieu naturel). Le champ d’exploration
couvre tous les milieux, des abysses aux hautes altitudes. Le dernier volet
réalisé en 2020 valorise les données bioacoustiques recueillies par les navires
autonomes de la mission Sphyrna Odyssey. Une installation sonore est créée,
invitant son public à s’immerger parmi les cachalots, suivre les échanges de
groupes sociaux de dauphins globicéphales et constater l’impact de l’homme sur
la biosphère des grandes profondeurs. Depuis octobre 2022, il est doctorant
IDEX au sein du laboratoire CTEL de l’université Côte d’Azur et attaché au
centre XR2C2 à Cannes. Ses recherches portent sur l’écriture de la
spatialisation au travers des dispositifs de diffusion sonore associées à ses
projets de compositions et projets de performances musicales.
Underwater hidden sound life
This is the first sound demonstration in audio 3D from the Sphyrna project.The Sphyrna Odyssey 2019 mission, supported by the Prince Albert II of Monaco Foundation, the Explorations of Monaco, ACCOBAMS with the Italian Ministry of the Environment, implement from September 2019 to March 2020 two Sphyrna naval surface drones, called Autonomous Laboratory Ships. It is placed under the scientific direction of Prof. H. Glotin of the University of Toulon / CNRS and aims to listen to and monitor populations of deep-diving cetaceans over the long term without ever disturbing them. The high accuracy of the hydrophone recordings fixed under the keel of each UAV and the laboratory’s algorithms allow us to locate cetaceans via their biosonar emissions, and to monitor their abyssal hunting activities. Biometric details are sought by Artificial Intelligence on several species. Cetacean activities are correlated with environmental variables and pollution indices, especially acoustic pollution from boats. This information increases our knowledge of these species living most of their time in the unknown abyss. The sounds collected from the mission are reproduced in three-part sound piece, re-interpreting the mission’s encounters with sperm whales, pilot whales and large ships crossed offshore. The sounds of the five hydrophones that equip each drone are repositioned in a virtual 3D space reproducing a realistic immersive sound environment. In addition, the high definition of Sphyrna’s recordings allows for extreme sound slow-motion replays that can dissect the sound material reaching the hydrophones.
Film director : Maxence Mercier | tripinlab.com
with the sounds of the Sphyrna Odyssey project collected by the crew: Fabien de Varenne, Marion Poupard, Hervé Glotin, Paul Best, Maxence Ferrari, Marina Oger, Sara Erler, Jean-Baptiste Hanrion, Pierrick Rouf, Jérôme de Varenne
more infos about the project : http://sphyrna-odyssey.com
Sperm Whales
We are on the surface of the sea. The hydrophones are picking up the sound of the water lapping on the drone’s hull. If you hold out your ear, you can hear a more or less regular click. This click indicates the presence of a sperm whale hunting. The rate of the clicks accelerates and slows down according to its behaviour. Computer analysis allows us to determine the position and postures of the animal. We can thus follow a dive for almost 45 minutes.
We will progressively slow down and zoom in the sound to get closer to the sperm whale symbolically and thus perceive the variations of the sound, called “codas”. (rhythmic pattern).
Pilot Whales
We hear a group of about a dozen pilot whales coming to meet our drones. A close proximity sequence that has made it possible to pick up the signals of this species in high resolution.
We can hear the individuals crossing the sound stage, approaching and circling around the hydrophones.
The recording is gradually filtered and cleaned of parasitic noise to focus on the whistling and clicking produced by pilot whales. The slowing down of the sound highlights exchanges between individuals that seem to respond. We slow down the sound more than 10 times to perceive the trains of extremely fast clicks imperceptible at normal speed.
Anthropic noise
Unceasing maritime traffic sweeps the seas and oceans. One of the challenges of the sphyrna mission is to assess the anthropic impact on cetacean populations.
The signals of aquatic fauna are regularly masked for the passage of large ships that can disturb the environment for miles around.
We hear here the passage of a classic ferry of about 200 meters for 19000 tons sailing at more than 17 knots. Like many old ships, its hull is not optimized to reduce its acoustic signature.
Improvements on the latest generation of ships are currently making it possible to drastically reduce these nuisances.
Full piece
Hello word
This is the a first post that will give you info and news from Tripinlab